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GERVAIS GOURTELLEMONT
VOYAGE
AU
YUNNAN
Ouvrage accompagné de 2j gravures
ET DE DEUX CARTES
Deuxième édition
PARIS
LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT et O», IMPRIMEURS-ÉDITEURS
S, RUE GARANCIÉRE — 6' 1904
Tous droits réservés
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VOYAGE AU YUNNAN
L'auteur et les éditeurs dcclarcni rcscrvcr leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en décembre 1904.
PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C", 8, RUE OARANCliiRK. — ('tJO.
GERVAIS COURTELLEMONT
VOYAGE
AU
YUNNAN
Ouvrage accoinpagné de 23 gravures
ET DE DEUX CARTES
DEUXIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et 0\ IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6' 1904
Tous droits réservés
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FES 2 1 1973
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MONSIEUR PAUL DO U MER
qui ouvrit le Yunnan à l'influence française
Je dédie ce modeste ouvrage
en témoignage de mon admiration pour son œuvre
en Extrême-Orient
AVANT-PROPOS
Une des conséquences immédiates de la guerre entre la Russie et le Japon a été d'attirer l'attention du public français sur la situation de notre colonie indo-chinoise.
Ceux qui n'avaient jamais arrêté leur pensée sur la question, si intéressante cependant, de l'action française en Asie, se virent tout à coup entraînés à se préoccuper des périls dont nous menaçaient le développement extraordinaire du Japon et le déchaî- nement de ses ambitions.
La puissance militaire de cette nation s'est révélée telle, que, tout déconcertés, beaucoup se trouvent portés à s'exagérer l'importance et surtout l'immi- nence du péril jaune.
La défense de l' Indo-Chine contre une agression possible des Japonais est devenue une question à l'ordre du jour, et chacun en disserte à sa façon. Les uns proposent de fuir devant l'orage avant même
II VOYAGE AU YLXXAX
qu'il soit déchaîné et conseillent de lâcher l'Asie (i). D'autres, moins impressionnables, préféreraient l'échanger avec quelqu'un contre quelque chose, sans trop se demander d'ailleurs avec qui et contre quoi.
Le plus grand nombre reste plongé dans le doute, et seuls ceux qui connaissent bien notre colonie gardent confiance et envisagent, sinon avec sérénité, du moins avec un grand sang-froid, la situation réelle.
Il me paraît donc tout à fait opportun de m'em- ployerà répandre les connaissances que j'ai acquises, sur un des côtés tout au moins de cette grave ques- tion, je veux dire les conséquences qu'aurait pour la sécurité de l' Indo-Chine et sa défense éventuelle le prolongement de notre action au Yunnan. Et dans ce but, je me suis décidé à publier le récit de mon voyage dans cette province chinoise.
En prenant conscience de ce que vaut réellement ce pays, le lecteur se fera une idée plus juste des intérêts divers qui nous y poussent.
Depuis le jour où nous avons pris pied sur la terre indo-chinoise par la conquête de la Cochinchine, nous avons été invinciblement conduits à étendre de proche en proche notre domaine, non point par un
(I) Lâchons l'Asie, prenons l'Afrique, titre d'un ouvrage ré- cent de O. Reclus.
AVANT-PROPOS m
désir immodéré de conquête, comme certains l'ont prétendu, mais entraînés par l'inéluctable nécessité d'assurer notre domination d'une manière solide et durable.
Il semblerait que notre possession, progressive- ment agrandie depuis quarante-cinq ans, ait atteint aujourd'hui des proportions satisfaisantes dont nous devrions sacrement nous contenter. Pourtant il n'en est rien.
Tel un arbre, en croissant, étend tout naturelle- ment ses racines pour aller chercher toujours plus loin les sucs nourriciers, telles les possessions des nations européennes, dans les continents vierges ou de civilisation attardée, sont appelées à développer autour d'elles des zones d'influence ou des pays de protectorat, pour fortifier les positions acquises.
C'est ainsi que l'Inde anglaise engloba successi- vement les provinces limitrophes, élargissant sans cesse son domaine, pour le plus grand bien du noyau central et des intérêts britanniques.
Or si la Cochinchine et le Cambodge, le Laos, l'Annam et le Tonkin, forment un tout assez homo- gène, leur ensemble s'étire néanmoins en une longue et étroite bande de territoire courant du sud au nord, entre la côte annamitique et le fleuve Mékong. La difficulté de la défense de notre colonie provient précisément de cette configuration particulière, qui permettrait à un agresseur de la menacer simultané- ment par terre et par mer et de la couper en maints
IV VOYAGE AU YUNNAN
endroits. Aussi l' Angleterre, notre rivale en Indo- Chine, n'a-t-elle cessé de travailler à nous maintenir dans cette position assez précaire et, d'autre part, elle a su prendre sur la partie occidentale de la péninsule des positions sensiblement équivalentes à celles que nous occupons dans sa partie orien- tale.
Les possessions anglaises ont, en outre, sur les nôtres l'inappréciable avantage de s'appuyer à la masse de l'empire anglo-indien.
L'Angleterre, dans sa surveillance jalouse de nos faits et gestes, ne s'est pas un instant trouvée en défaut. L'annexion brutale de la Birmanie, en 1886, fut sa réponse à notre prise de possession du Ton- kin ; depuis ce moment elle a, par un travail lent et continu, développé son action sur la haute Birmanie, les Straits Settlements, le Siam et les Etats Shans. Lnfin. elle avait tourné ses vues vers le Yunnan.
Il était donc nécessaire de parer à l'éventualité, redoutable pour nous, d'une mainmise de l'Angle- terre sur cette dernière province qui, par sa situa- tion géographique, commande littéralement le Ton- kin. La prépondérance de notre rivale eût constitué une perpétuelle menace pour notre Indo-Chine, et. en la devançant au Yunnan par notre pénétration hardie, en prenant l'initiative de créer dans ce pays une voie ferrée le reliant au Tonkin, nous avons bien plus écarté un danger qui devenait imminent que pris une position menaçante à son égard.
AVANT-PROPOS V
Mais ce n'est pas tout et voici maintenant qu'à ce péril ancien s'en ajoute un nouveau : le réveil ou la coalition possible des jaunes.
Nous devons donc nous fortifier plus solidement encore, et notre suprématie au Yunnan devient une nécessité absolue.
Le Yunnan doit son nom chinois, qui signifie « pays au midi des nuages », à sa position géogra- phique. Au midi des nuages il est en effet, au midi des nuages amoncelés sur les hauts sommets du Thibet.
Ces sommets, avec ceux de V Himalaya, les plus élevés du globe, attirent en quelque sorte les nuages lorsque, en été, les océans du sud, surchauffés, s'éva- porent et que les vapeurs, par une loi physique bien connue, tendent à s'élever vers les régions froides de l'atmosphère. Dans le cas présent, c'est sur les sommets thibétains que ces vapeurs chaudes se dirigent, et là elles s'entre-choquent avec les nuées froides qui flottent sur les cimes; il en résulte de formidables orages, et des pluies diluviennes s'abat- tent sur les plateaux, donnant naissance aux plus grands fleuves d'Asie.
Du Tonkin, le Yunnan s'étend jusqu'au pied de ces hautes montagnes. Leur voisinage et l'altitude du pays, qui compense sa latitude, le font jouir d'un
VI VOYAGE AU YUNNAN
climat exceptionnel, très doux, comparable en bien des points à celui de la Provence.
Et c'est précisément à cause de son climat que cette province, hinterland naturel de l' Indo-Chine française, a tant d'importance pour nous.
En effet, si à l'extrémité sud de notre Cochin- chine, par 8° de latitude, nous trouvons la flore équa- toriale, — la gutta-percha, le caoutchouc, — au Yunnan, par 25" de latitude seulement, mais à des altitudes variant entre 1,300 et 3,000 mètres, c'est la flore de France — chênes, bouleaux, châtai- gniers, etc. — que nous rencontrons, après avoir vu défiler successivement, au Laos, en Annam et au Tonkin, tous les échantillons de la flore tropicale.
A cette diversité de productions naturelles éche- lonnées à si faible distance, viennent s'ajouter d'iibondantes richesses minières dont nous sommes encore loin de connaître toute l'importance, et il y a, dans cet ensemble, de grandes espérances pour l'avenir.
Aussi, quand nous aurons affirmé notre prépon- dérance économique au Yunnan par l'ouverture de notre voie ferrée, serons-nous, après les Anglais, les mieux partagés en Asie et en excellente position pour nous y maintenir et nous y développer.
En effet, la Mandchourie offre à l'actix ité des Russes un admirable champ d'action; mais la simiU- tude de ses productions naturelles avec celles de la Russie, sous une même latitude, offre certainement
AVANT-PROPOS vu
moins de chances de transactions d'un point à l'autre — c'est une loi économique indiscutée — que les échanges du nord au sud, et la Mandchourie est surtout, pour la Russie, une voie d'accès vers la mer libre.
Le Chan-toung, pour l'Allemagne, est rempli de promesses minières; sa population très dense offre à la surproduction industrielle allemande des débou- chés certains. Mais, d'une part, la proximité du Japon, et l'éloig-nement de l'Allemagne, d'autre part, rendront pour nos voisins d'outre-Rhin la situation difficile et précaire. Et je prévois pour le Chan-toung un avenir économique brillant, mais éphémère.
Le jour n'est pas éloigné oij les Chinois, comme les Japonais, plus lentement que ceux-ci — mais sûre- ment, qu'on n'en doute pas — cesseront d'être des consommateurs pour l'Europe et l'Amérique, et deviendront, à leur tour, producteurs, pour satisfaire leurs propres besoins d'abord, et se faire ensuite, hélas! exportateurs. Lorsque cette heure aura sonné, le Chan-toung allemand ne sera plus.
Car le pullulement des races chinoises est tel que l'on ne peut pas prévoir l'hypothèse d'un Chan- toung colonie de peuplement, où les Allemands s'établiraient aux dépens des Célestes, comme cer- taines nations l'ont pu faire aux siècles passés au détriment des Incas ou des Peaux- Rouges.
De telles craintes ne peuvent être exprimées au sujet de l' Indo-Chine, dont les populations sont en
Vf II VOYAGE Al- YUNNAN
général beaucoup plus clairsemées et parmi lesquelles un grand nombre d'aborigènes ne sont point arrivés au degré de civilisation des Célestes.
Une des plus graves questions qui se posent est de savoir si les indigènes seront nos auxiliaires ou nos ennemis.
Sans hésiter, l'on peut répondre que cela dépendra exclusivement de nous; mais il est permis d'ajou- ter que depuis quelques années nous avons sans cesse travaillé à nous concilier les populations indo- chinoises et que, de jour en jour, notre conduite envers les indigènes s'améliore; elle est aujourd'hui vrai- ment tutélaire et ils s'en rendent parfaitementcompte .
Ils se rendent compte surtout de la différence radi- cale entre leur état actuel et la vie misérable qu'ils menaient avant notre venue. Nous les avons trouvés pressurés par des mandarins cupides, en butte aux exactions et aux iniquités les plus atroces, sans cesse en alarmes, vivant au jour le jour dans l'insécurité la plus absolue du lendemain.
Nous leur avons tout d'abord assuré la paix , ce qui est le plus grand des bienfaits. Puis, le payss'est transformé, la vie est devenue meilleure et plus facile i)<)ur eux. On a dit. il est vrai, que pour amortir les dépenses d'intérêt général les impôts avaient augmenté dans des proportions excessives. Mais on a omis d'ajouter que si, dune part on préle- vait sur eux quelques millions de plus par an, d'autre
AVANT-PROPOS ix
part on dépensait exactement dix fois plus en tra- vaux publics et privés, ce qui revient à dire que, dans l'ensemble, on rendait au pays cent francs quand on lui en avait pris dix.
La conception humanitaire que nous avons de la colonisation est bien différente de celle des Anglo- Saxons, exclusivement utilitaire, et si l'on établit un parallèle entre nos colonies et celles des Anglais, par exemple, en est forcé de constater combien est dure, par rapporta la nôtre, la manière d'opérer de ceux-ci.
Au point de vue de l'hygiène des agglomérations urbaines, nous faisons largement tout le nécessaire. Eux, pour ainsi dire, rien. Pour l'assistance publique, la préservation des épidémies, même différence. Ici, des soins éclairés, un souci constant d'écarter tous les dangers ; là une négligence coupable et des mesures partielles insuffisantes contre les famines et autres fléaux que l'on s'habitue trop facilement à considérer comme endémiques.
Aussi je reste bien convaincu que nos Cambod- giens, Laotiens, Annamites ou Tonkinois, s'ils ne « nous aiment pas encore comme des frères » , hésite- raient cependant à faire défection demain, si l'occa- sion s'en présentait, et à se jeter dans les bras de nos rivaux, blancs ou jaunes.
Jaunes surtout, car en Annam on est fixé sur la douceur des procédés de la domination chinoise. Quand elle s'exerça sur ce malheureux pays, ce fut une série effroyable de calamités de toutes sortes.
X VOYAGE AU YUNNAN
pillages, tueries, dont l'abominable souvenir est resté gravé dans leurs mémoires, et j'imagine que l'idée d'une domination japonaise serait accueillie plutôt avec froideur par nos Annamites qui ne se laissent certainement pas prendre aux manières cauteleuses des Nippons et se résoudraient difficilement à lier partie avec eux.
Des impôts arbitrairement perçus, une justice vé- nale, une administration corrompue, voilà ce que la France a trouve en Indo-Chine. L'ordre a remplacé l'anarchie, et si quelques pratiques nouvelles pour eux ont froissé les indigènes à notre contact, il est indé- niable que dans l'ensemble ils ont plutôt à se louer de notre domination.
Les Français d'avant-garde avaient la main dure; mais les abus ont été réprimés, et une magistrature vigilante a su, malgré l'impopularité qui s'attachait à cette ingrate besogne, affirmer hautement l'égalité de tous devant la loi et se porter plutôt du côté du faible. Depuis quelques années, le mot d'ordre a été donné de travailler à nous faire aimer plus encore (ju'ànous faire craindre, et la santé morale du peuple vaincu y a beauctmp gagné.
On a reproché aux militaires d'avoir, par leurs pro- cédés, retardé considérablement la pacification de l'Algérie. Pareil reproche ne peut être fait à ceux de r Indo-Chine, où l'on a évité tant qu'on a pu l'effu- sion du sang et où des Gallieni et des Pennequin ont pacifié telles frontières ou tels territoires plus par
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leur habile diplomatie ou leurs bons procédés, que par la force de leurs armes. On ne saurait trop les en louer.
D'autre part, les moeurs coloniales se sont policées ; nous ne donnons plus aux indigènes certains spec- tacles fâcheux qui eussent bientôt provoqué une démoralisation générale. Tels gouverneurs généraux ont montré de très nobles exemples personnels et encouraofé la vie de famille autour d'eux. C'est là un point essentiel, car l'exemple venu d'en haut fait rapidement traînée de poudre dans toute l'échelle sociale, et de simples irrégularités de tenue observées chez les grands chefs, tout à fait vénielles dans la métropole, ont aux colonies des conséquences désas- treuses sur la moralité générale.
Si donc nous savons garder l'estime des indigènes, leur imposer le respect et gagner leurs sympathies, nous pouvons espérer les voir nous demeurer fidèles et repousser les offres de ceux qui chercheraient à pactiser avec eux contre nous. Et puisque aujourd'hui c'est la ligne de conduite adoptée et que les premiers résultats en sont bons, poursuivons notre œuvre mé- thodiquement et sans faiblesse. Un grand programme de travaux publics a été conçu. Le pays entier, du nord au sud, doit être desservi par la voie ferrée. De grands travaux d'hydraulique agricole qui mettront à la disposition des indigènes d'immenses superficies de territoires aujourd'hui incultes sont amorcés. La
XII VOYAGE AU VUNNAN
navigabilité des rivières et l'outillage des ports mari- times sont en voie d'amélioration.
Poursuivons activement tous ces grands travaux qui honorent le génie français. Que la métropole donne avec confiance son concours financier, quand on y aura de nouveau recours. La France, si généreuse avec les autres nations, si prompte à placer ses capi- taux dans leurs fonds d'PZtat, ne saurait se refuser à l'ensemencement de son propre champ.
Tout en travaillant au développement économique de notre colonie, ayons le souci de sa défense. Pro- fitons du répit que nous donnera l'afïaiblissement forcé du Japon à la suite de la guerre actuelle pour la préparer et la rendre efficace.
Et lorsque la locomotive française circulera de Saigon à Yunnan-sen — et il faut que ce soit chose faite avant que les Japonais se soient remis des con- séquences de la guerre — notre possession indo- chinoise pourra envisager sans inquiétude toutes les éventualités.
En effet, le Yunnan lui assurera une certitude de ravitaillement en viande de boucherie, céréales, etc., avantage capital en temps de guerre, les communica- tions maritimes devant être vraisemblablement cou- pées dès le début des hostilités. En outre. la création de sanatoires sur les plateaux vunnanais doublera la force de résistance des troupes indo-chinoises qui pourront réparer périodi(|uement leurs forces à l'air
AVANT-PROPOS xni
pur des montagnes, en temps de paix, et où blessés et convalescents trouveraient un refuge assuré le cas échéant.
La France, poursuivant alors en sécurité son œuvre humanitaire de civilisation, exercera sur ce vaste empire une domination bienfaisante. Son pres- tige dans le monde s'en trouvera considérablement accru et les profits légitimes qu'elle peut en attendre seront pour elle de puissants facteurs de prospérité économique.
VOYAGE AU YUNNAN
Chargé, par le gouverneur général de Tlndo- Chine, d'une mission spéciale au Yunnan, j'ai par- couru ce pays du nord au sud et de l'est à l'ouest, c'est-à-dire du Tonkin au Thibet et de la Birmanie au Se-tchouen.
Voulant aussi faire l'étude comparative des rela- tions commerciales de cette province avec la Bir- manie anglaise d'une part, — et d'autre part, avec le Se-tchouen et les provinces centrales de l'Empire du Milieu, j'ai réglé mon itinéraire de manière à par- courir successivement les trois grandes voies con- vergeant vers le Yunnan.
Du Tonkin, j'ai gagné Yunnan-sen par la route dite de l'ouest; de cette capitale, je me suis dirigé vers le Se-tchouen et j'ai descendu le fleuve Bleu jusqu'à Shangaï pour revenir par mer à Rangoon, traverser la Birmanie, rentrer au Yunnan occidental par la frontière anglaise et atteindre Tali-fou.
De ce point, j'ai fait un crochet au nord pour explorer une région fort intéressante au point de vue
2 VOYAGE AU YUNXAN
commercial et scientifique. Au nord de Tali, en effet, dans ce que l'on peut appeler le Yunnan thibé- tain, j'ai pu étudier les échanges présents et avenir, entre le Yunnan et le Thibet et relever le cours du haut Yang-tse-kiang (fleuve Bleu) dans sa par- tie encore inconnue.
Revenu de cette excursion dans le nord, j'ai passé une seconde fois par Tali-fou, d'où je me suis dirigé vers Yunnan-sen pour rentrer au Tonkin par la route de l'est.
Là se terminait le voyage d'études. Pour le retour, j'ai choisi une voie nouvelle pour moi et dont la connaissance présente un haut intérêt. Du Ton kin, en passant par Hongkong. Shangaï, Tientsin et Dalny, j'ai rejoint le Transsibérien, qui m'a ramené à Paris.
C'est mon journal de route que je vais transcrire ici, impressions et observations notées au jour le jour sur l'infinie variété des choses vues.
Mon but est de réunir le plus grand nombre de renseignements de première main, susceptibles d'être mis à profit par ceux qui étudieront le Yunnan ou y voyageront.
Je sais ce qu'un ouvrage ainsi conçu perd en esthétique, mais je crois qu'il y gagnera en intérêt pratique, et le souci de faire œuvre utile me semble devoir passer avant celui de faire œuvre littéraire.
Je commencerai mon récit à mon entrée en Chine, passant sous silence l'admirable traversée de Mar- seille à Saigon, si souvent et si éloquemment décrite, les heures exquises vécues dans cette ville de toutes
VOYAGE AU YUXNAN 3
les séductions, le joyau de l'Extrême-Orient ; et enfin Hanoï, où le génie colonisateur français s'est épa- noui en si peu d'années, faisant surgir une ville moderne, bien française par l'ordonnance artistique de ses rues et de ses monuments, ville blanche et gaie que le voyageur quitte à regret.
NOTRE J O N a t' E REMONTANT LE FLEUVE ROUGE
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rage -v,. UNE RUE DE LA VILLE CHINOISE DE M ONG-TSE
EN ROUTE
Lao-Kay, 3 mai.
Nous voici à la frontière de Chine.
Le fleuve Rouge roule ses eaux orrasses entre deux rives couvertes d'une luxuriante végétation tropi- cale, et c'est lui que nous remonterons en jonques jusqu'à Man-hao, pour pénétrer au Yunnan.
Chacun a décrit la jonque à sa façon, suivant sa bonne humeur ou son tempérament. — A la vérité, c'est un moyen de locomotion plutôt lent, mais plein de charme.
Les jonques usitées sur le fleuve Rouge, entre Man-hao et Lao-kay, sont des embarcations longues et légères, qui ne rappellent en rien les sampans ven- trus des deltas tonkinois. Ce sont plutôt de grandes pirogues, des lévriers d'eau, destinés à lutter contre un fleuve hostile, entrecoupé de rapides qui seront franchis très péniblement, surtout aux eaux basses. A ce moment, il faudra souvent haler sur les galets, au milieu des eaux tumultueuses, l'embarcation deve- nue traîneau.
L'avant de la jonque est réservé à l'équipage com- posé généralement de six rameurs. La partie cen-
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traie, recouverte d'un toit en forme de cabane, devient le gîte du passager, et l'arrière est réservé à la cuisine commune.
C'est là que notre boy tient ses assises et qu'il s'efforce de nous préparer, pour nous prouver ses connaissances culinaires, des plats plus ou moins savants, selon des formules plus ou moins fran- çaises.
L'art culinaire est très en honneur dans nos colo- nies. C'est même une de leurs caractéristiques, et la grande préoccupation des boys annamites et tonki- kinois est de s'initier aux secrets et tours de main des chefs qui ont fait école dans la colonie.
Les ressources sur le fleuve sont variées : poisson, gibier d'eau, et, de temps en temps, quelque poule sauvage délicate et savoureuse, que nous réussis- sons à surprendre, le soir, rôdant autour des vil- lages.
A la montée, les amateurs ont, en effet, tout le loisir de faire parler la poudre, soit le matin, pendant l'interminable déjeuner des matelots, soit pendant les nombreuses haltes méridiennes, ou au passage des rapides ; enfin le soir à l'arrivée au gîte d'étape, heure la plus favorable pour la chasse des poules sauvages.
Remontant un courant presque toujours violent, la jonque n'avance que très lentement, quand elle n'a pas pour elle le vent arrière, le seul qu'elle puisse utiliser avec sa voile carrée, l'étroitesse du fleuve, qui ne permettrait pas de tirer des bordées, rendant inutile tout autre gréement.
VOYAGE AU YUNNAN 7
Les matelots connaissent bien le régime des vents, et souvent ils s'attardent pendant des heures dans une inertie irritante pour le voyageur, tout simple- ment parce qu'ils attendent la brise qui leur fera franchir en quelques minutes des distances qu'ils n'auraient parcourues que très péniblement et très lentement à la perche ou à l'aviron.
Aussi convient-il de s'armer de patience et sur- tout de bien se garder d'intervenir dans la direction des détails du voyage, car on s'expose à commettre de fréquentes injustices et à exiger des efforts inu- tiles, en forçant l'équipage à marcher quand même tout le jour durant, sans se préoccuper du vent.
C'est une question d'humanité, et, en fait, on ne gagne pas un jour ni même une heure, car les mate- lots mécontents travaillent de moins bon cœur aux passages difficiles, et s'arrangent toujours, d'ailleurs, pour s'arrêter aux points fixés en quelque sorte d'avance, points où ils retrouveront les jonques avec lesquelles ils s'efïorcent de voyager de conserve afin de s'aider réciproquement aux passages des rapides.
J'ai souvent entendu formuler des récriminations contre les matelots chinois du fleuve Rouge. Pour ma part, je n'ai eu qu'à me louer d'eux dans toutes les circonstances oiï j'ai eu à les employer; c'est évi- demment parce que je m'efforçais d'être bon et juste, et que je leur laissais diriger leur petite affaire à leur guise, sans m'ingérer dans des détails de navigation qu'ils connaissaient bien mieux que moi.
Le fleuve coule entre des rives assez escarpées, couvertes d'une végétation exubérante et folle. C'est
8 VOYAGE AU YUNNAN
la forêt vierge avec ses entrelacements de bambous et de lianes, qu'on ne peut se lasser d'admirer. Les bananiers sauvages étoilent de leur élégant feuillage les sombres masses des halliers ; les bambous lancent leurs frondaisons printanières en volutes capricieuses au-dessus de cet océan de verdure que dominent, de distance en distance, les géants de la forêt : faux cotonniers, pour la plupart, atteignant des propor- tions formidables, sous ce climat de serre chaude.
Man-hao, i6 mai.
La traversée de Lao-kay à Man-hao dure six jours en moyenne, quelquefois plus, rarement moins.
Des précautions contre la lièvre des bois sont à prendre dans cette région, et la quinine préventive est tout à fait indiquée. J'en fais prendre régulière- ment à nos hommes, nous en prenons nous-mêmes, et tout notre petit monde se trouve bien de ce régime. Pas un malade à la visite, l'entrain et la bonne humeur régnent dans notre petite tribu errante.
A Man-hao, où nous arrivons le soir du sixième jour, nous avons vite passé marché pour les dix mulets qui nous sont nécessaires pour nous trans- porter, nous et nos bagages, jusqu'à Mong-tse. Pas de formalités de douane à rcmphr, parce que nous avons fait le nécessaire à Lao-kay ; tout se passe très bien : un petit pourboire aux hommes d'équipage, dont nous sommes très satisfaits, les met tous en joie.
VOYAGE AU YUNNAN 9
Presque aussitôt je recueille un témoignage de la reconnaissance de ces braves gens, que certains au- teurs d'esprit chagrin représentent comme rigoureu- sement fermés à ce sentiment.
Effectiv^ement, je croise à Man-hao le malheureux marcheur Robin. Il descend du Yunnan, exténué, sans ressources, et je prie mes barquiers de le prendre à leur bord pour le descendre à Lao-kay.
Sans la moindre hésitation, et sans rien demander pour le prix du passage, ils l'acceptent, pour me remercier, disent-ils, de la bontéque je leurai témoi- gnée. Au moment du départ seulement, je leur ai donné une gratification de deux piastres pour les dédommager de l'hospitalité offerte à notre infortuné compatriote. Il est mort quelques semaines après, ce malheureux Robin, dans un poste quelconque de la brousse tonkinoise ; mais aussi quelle sottise d'en- treprendre de pareils tours de force, aussi inutiles que dangereux ! Quelle responsabilité pour les jour- naux qui font de la publicité à ces entreprises funam- bulesques : tours du monde à pied — sans argent — à bicyclette — en brouette — que sais-je? Efforts stériles de pauvres diables qui cherchent plus encore à gagner la forte somme qu'à faire parler d'eux.
Le pauvre Robin a payé de sa vie sa témérité folle. Il n'a pas touché la fameuse prime de dix mille francs qu'il voyait luire de loin, comme un phare brillant sur sa sombre route. Jamais je n'oublierai l'accent avec lequel il m'en parla quand je le rencon- trai sur les bords du fleuve Rouge.
Il avait encore de grandes difficultés à vaincre
lo VOYAGE AU YUNNAN
pour accomplir son programme. Il s'en rendait bien compte, mais « voyez- vous, me disait-il, j'y arri- verai : il faut que j'y arrive. Songez donc, dix mille francs! Avec ça, je serai tranquille... J'achèterai une petite maison et je vivrai heureux jusqu'à la fin de mes jours ! »
Sa voix s'enflait quand il prononçait le chiffre fati- dique; son œil brillant de fièvre luisait d'une con- voitise ardente, et son pauvre corps décharné était secoué d'un frisson quand il évoquait cette vision passée à l'état de hantise, d'idée fixe.
ly mai. — Au matin, les chevaux et mulets loués arrivent et les mafous (muletiers) organisent les charges.
Nous avons déballé nos selles et harnaché nos petits mulets yunnanais. Dans nos fontes, les instru- ments d'observation, baromètre, thermomètre, bous- sole, lorgnettes , jumelles jihotographiques. Dans nos besaces, un peu de linge de rechange afin de n'être pas pris au dépourvu si, après une averse à l'arrivée à l'étape, la caravane de mulets se trouve en retard ; quelques vivres pour le déjeuner, quelques cartouches en prévision des perdreaux ou faisans imprudents qui voudront bien se laisser occire pour mettre en valeur les talents de notre cuisinier; quel- ques flacons pour l'entomologie, un marteau de géo- logue et une petite trousse de pharmacie, voilà pour les bagages indispensables qui ne nous quitteront plus. Un mulet pour la tente, un autre pour la literie, deux lits de camp avec matelas, couvertures, mous-
VOYAGE AU YUNNAN ii
tiquaires, etc., car nous sommes deux : Mme Cour- tellemont a voulu m'accompagner dans ce long voyage, préférant aux incertitudes et aux angoisses, qui sont le lot de la femme de l'explorateur restée au logis, la dure mais saine vie du voyage.
Au Yunnan, les muletiers ont coutume de faire toujours les mêmes trajets; hommes et bêtes con- naissent les sentiers, les auberges où l'on s'arrêtera et font en quelque sorte machinalement la route. — De plus, les animaux sont habitués à la nourriture en usage dans les pays traversés et qui varie beau- coup dans la province, d'une région à l'autre. En dehors de la paille hachée, qu'on leur donne à discrétion pendant la nuit, chevaux et mulets re- çoivent une ration de fèves ou de maïs, rarement d'orge. En changeant d'alimentation et même quel- quefois simplement d'herbages, les animaux tombent souvent malades. Aussi est-il fort difficile de décider les muletiers à faire un autre trajet que celui auquel ils sont accoutumés.
Les mulets qui nous mèneront de Man-hao à Mong-tse ne dépasseront pas ce point, et c'est une autre caravane qu'il faudra organiser pour gagner Yunnan-sen.
Cependant, il n'est pas impossible de décider des muletiers à accepter une combinaison au mois. On a, dans ce cas, l'avantage de diriger une petite troupe bien homogène qu'on a dans la main, accoutumée à vos habitudes. — 11 est vrai, d'autre part, qu'avec des hommes ignorant la route et les auberges à choisir, on perd bien des avantages. Je conseillerais
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donc au voyageur de se conformer tout simplement aux usages du pays.
Les muletiers vunnannais sont très habiles. Les bâts employés sont très ingénieux et permettent un chargement et un déchargement rapides. Deux hommes suffisent à l'opération, et si l'on a la pré- caution d'avoir des colis peu encombrants, on passe partout sans difficultés ni accidents.
La charge est assujettie sur un bâti en bois qui vient s'adapter sur le bât, également en bois, et par conséquent rigide, qui épouse la forme du dos de l'animal pour lequel il a été spécialement construit. Il tient ainsi en équilibre, sans le secours d'aucune sangle ; une courroie sur le poitrail et une forte crou- pière le maintiennent seulement aux montées et aux descentes.
Arrivé à la halte ou à l'étape, il suffit aux mule- tiers de dégager du bât proprement dit le bâti por tant la charge; pour recharger, il n'aura qu'à le remettre en place. — Aussi, chargements et déchar- gements sont-ils exécutés en un tour de main.
La première étape en quittant Man-hao est courte, mais dure. Du fleuve Rouge, qui coule à 150 mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer, il faut s'élever à 1,800 mètres, par un méchant sentier de montagne, en zigzags, mal pavé de grandes dalles disloquées, qu'on a très justement appelé 1' « esca- lier des dix mille marches ».
Il est midi quand nous quittons Man-hao. Deux cent cinquante mulets chargés partent en môme temps que nous. Péniblement, ils se hissent d'une
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marche à l'autre, tels de laborieuses fourmis, pliant sous des charges disproportionnées. De temps en temps, une bête s'abat, mais la disposition ingénieuse de la charge empêche celle-ci d'écraser l'animal ; sou- lagé momentanément de son fardeau qui, supporté par les montants du bâti, forme pont au-dessus de son échine, le mulet fait librement l'effort nécessaire pour se relever et y parvient quelquefois. Mais, le plus souvent, il culbute sa charge et, après une poursuite plus ou moins comique, les muletiers l'at- teignent enfin et replacent le lourd fardeau sur son dos meurtri.
Et l'ascension reprend, torturante pour les pauvres bêtes.
Le sentier monte en lacets pendant une heure, sans interruption, sur le flanc de la montagne qui domine le fleuve. Du sommet, nous jetons un dernier coup d'œil en arrière sur ce fleuve Rouge qui ser- pente à nos pieds.
A l'horizon, des montagnes d'un bleu de cobalt intense, sur lesquelles flottent quelques vapeurs légères. C'est le Tonkin, que nous quittons pour de longs mois; et, sans que nous cherchions à nous en défendre, une émotion nous gagne. C'est une France déjà lointaine, ce haut Tonkin, mais c'est encore la France — et ce dernier regard jeté sur les avant- postes où flottent nos trois couleurs est gros de regrets, plein des incertitudes de l'inconnu de demain — mais aussi d'espérance du retour après le devoir accompli, après les services rendus, peut-être, à ces chères couleurs...
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Au fur et à mesure que nous nous élevons, les coups d'oeil splendides se succèdent. Une fraîcheur délicieuse a remplacé les vapeurs chaudes du fleuve Rouge, la végétation change comme par enchante- ment : voici la flore de France.
Je ne m'attarderai pas à décrire la route de Man-hao à Mong-tse, aujourd'hui franchie en deux étapes. Dans quelques mois, quand le chemin de fer attein- dra Lao-kay, elle ne sera plus guère suivie. C'est en remontant la vallée du Nam-ti que l'on se rendra, en quatre étapes en quelques heures.
Aussi bien ce trajet était-il monotone, assez triste même, par suite de l'impression pénible ressentie à voir peiner sans répit les pauvres bêtes chargées, en continuelles escalades ou en dégringolades plus pénibles encore.
L'accoutumance viendra, pour nous, qui rencon- trerons chaque jour des montagnes aussi escarpées s'élevant devant nous, sur lesquelles il nous faudra o-rimper patiemment, pour en redescendre plus pa- tiemment encore.
Les mulets marchent lil)rement; plusieurs cara- vanes allant dans la même direction se mêlent. Nos soldats chinois d'escorte ne nous escortent plus — et ils ont bien raison, ces bons soldats. Contre qui nous garderaient-ils dans ce pays, paisible s'il
en fut.-'
Nous marchons de compagnie avec un convoi offi- ciel de dix-huit mille piastres qui monte à Mong-tse sous la conduite de M. Downie, du service des tra- vaux publics de l' Indo-Chine. Pas plus que les autres,
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ces mulets précieusement chargés ne marchent grou- pés.
Nous arrivons à Yao-tao à quatre heures et demie. C'est un désordre et un tohu-bohu général ; les mulets entrent par groupes suivant leurs habitudes, à leur eré, dans l'une des deux aubersfes du villap'e. Les caisses de piastres, nos bagages, les marchandises des différents convois, tout cela est embrouillé, dis- persé, au petit bonheur. Les soldats d'escorte par- tent fumer l'opium, les muletiers hachent la paille, les boys préparent le souper et montent les lits de camp dans le grenier qui nous servira de dortoir. — Personne ne songe aux voleurs, personne ne se préoc- cupe de garder les caisses de piastres déposées un peu partout, dans les cours ou sous les hangars. Je suis ravi de la confiance, de la sérénité dont font preuve des hommes de l'expérience de M. Downie, qui la connaît, la route, — et la brousse, et les Chi- nois. Vrai type de ces bons Français d'avant-garde, toujours souriants et dont le caractère contraste si heureusement avec celui de certains Tartarins aux allures de matamores, aux moustaches hérissées, bien souvent plus « froussards » que « brous- sards (i) » cependant...
Après une nuit de fraîcheur délicieuse, passée dans notre grenier, nous voici debout à quatre heures du matin. Dans la nuit, les feux s'allument, les prépa- ratifs de départ commencent : le déjeuner cuit, les lits sont plies, les sacs refermés, les charges assujetties,
(i) Nom familièrement donné, au Tonkin, aux habitués de la brousse.
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nos chevaux sellés, l'aubergiste est payé. Enfin, voici terminé tout ce petit travail matinal de la mise en route qui se renouvellera chaque jour de notre vie nomade, des mois durant. Mais il pleut, et les hommes s'attardent au premier repas du matin, espérant une embellie. Elle se produit à sept heures. En selle!
Le pays est très accidenté et très pittoresque. Dans les fonds des vallées, quelques rizières; sur les bords du sentier, des pêchers, des ceps de vigne .sauvage. Nous sommes bien en Chine : paysans et paysannes sont vêtus de cotonnades bleues; ce n'est plus la couleur marron, chère aux Tonkinois, couleur triste du « cunao (i) » qui donne aux populations un air de sévérité un peu déplaisant. Vivent les paysans bleus! Les rizières en sont piquées de gaieté, de lumière et de vie.
L'ascension continue. Nous voici à deux mille mètres, au col qu'il nous faut franchir pour descen- dre sur la plaine de Mong-tse. A partir de ce col , rien ne vient plus rappeler la flore tropicale; nos chevaux foulent aux pieds des violettes, des fraises des bois et presque toutes les fleurettes de notre pays de France. Des champs de blé, d'avoine, d'orge, tout vient confirmer le changement radical de climat.
On a dit que l'altitude est une latitude en hauteur. C'est pour cette raison — et aussi grAce à sa situation géographique — que le Yunnan, avec ses hauts pla- teaux et ses montagnes s'étageant au-dessus de treize cents mètres, jouit d'un climat tout à fait privi-
(i) Cunao, faux gambier, racine tinctoriale.
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légié, malgré sa latitude; climat en bien des points comparable, par sa douceur, à celui de notre Pro- vence ou de l'Italie septentrionale.
A quatre heures et demie, nous arrivions au petit village de San-thaï, et comme je veux herboriser, faire une petite chasse aux insectes, observer à loi- sir les cultures maraîchères et potagères, nous déci- dons de ne pas pousser ce soir jusqu'à Mong-tse.
Il n'y a pas d'auberge, mais un simple hangar pour les mulets. Les voyageurs n'ont pas coutume de s'ar- rêter ici. Bah! nous coucherons dans le vestibule. Nous installons les charges de nos mulets en rem- part pour nous séparer des soldats qui, faute d'autre logement, passeront la nuit près de nous.
Nous dînons de quelques abricots et de riz bouilli, frugal repas en vérité. Mais, en revanche, quelles délices n'éprouvons-nous pas à respirer l'air pur du soir dans les jardins! Quelle joie de se rassasier d'air frais, après les lourds effluves chauds du Tonkin !
L'impression de bien-être que nous ressentons rendra certainement la vie à plus d'un convalescent, quand un sanatorium sera créé sur ces plateaux yunnannais où. viendront se refaire les anémiés des plaines basses ou des brousses tonkinoises.
Au réveil, par un temps très doux, nous refor- mons notre petite caravane pour gagner Mong-tse que nous apercevons, à quelques kilomètres, là-bas, dans la plaine.
A peine en route, une surprise bien agréable et assez inattendue : une bande joyeuse de cavaliers et d'amazones vient à notre rencontre. C'est le D' Bar-
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bezieux avec son aimable famille, que M. Downie a prévenus hier soir de notre arrivée. Ils sont venus au-devant de nous, en promenade matinale.
Nous cheminons de compagnie dans des sentiers ombreux et embaumés de floraisons printanières. Les églantiers abondent, entremêlés de clématites. De plus en plus, la flore nous rappelle la France. Quel contraste avec les rives du fleuve Rouge!
La plaine de Mong-tse,par i ,400 mètres d'altitude, est le premier échelon de ces plateaux et de ces lacs yunnannais qui, successivement, s'étagent vers le nord-ouest, jusqu'à Li-kiang-fou. Tout ce pays jouit d'un climat tempéré : pas d'hiver rigoureux arrêtant la végétation et pas de fortes chaleurs l'été, surtout au fur et à mesure qu'on s'élève. Aussi l'agriculture se trouve-t-elle tout naturellement favorisée par un climat aussi avantageux, et, dès Mong-tse, nous trouverons en abondance fruits et légumes de France. Hier, à San-thaï, c'étaient des abricots ; aujourd'hui, ce sont des prunes, un peu aigrelettes, il est vrai, car les Chinois n'apprécient que les fruits cueillis avant maturité complète et, au surplus, les gens du Yunnan sont de piètres horticulteurs : pas de taille, pas de greffage, aucun soin spécial.
Nous traversons quelques petits villages, des ver- gers. Enfin, voici la petite cité européenne de Mong- tse. L'hospitalité nous est offerte dans un des pavil- lons du vService des Travaux publics de l' Indo-Chine.
La concession française comprend les bâtiments construits par les Travaux publics, qui ont désaffec- tations diverses, puis le bureau de poste, l'hôpital,
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— un peu plus loin, la maison de la Compagnie lyonnaise indo-chinoise, — enfin, les locaux destinés à loger le personnel du chemin de fer pour lequel Mong-tse est un point de ralliement. Contigus aux bâtimenfs des Travaux publics, que protègent deux petits blockauss, se trouvent le Consulat de France et les Douanes impériales, habités par des Euro- péens. Tout cela est dispersé un peu au hasard, dans la plaine, sans plan d'ensemble.
Le gouvernement général de T Indo-Chine a fait de grands sacrifices pour développer avec activité l'expansion française au Yunnan. La création d'un hôpital, base d'un futur sanatorium, a été décidée. Déjà, une clinique gratuite à l'usage des Chinois fonctionne réeulièrement et donne